samedi 3 septembre 2011

Le spectre d'Unabomber frappe au Mexique

Par deux fois, des scientifiques mexicains ont été, cet été, la cible de colis piégés à la dynamite, suscitant la publication d'une tribune dans Nature (22/08/11) au titre explicite, Stand up against the anti-technology terrorists ("Se défendre contre les terroristes anti-technologie").

L'auteur, Gerardo Herrera Corra, est un physicien qui collabore au CERN, le laboratoire européen pour la physique des particules. Faisant état de l'attaque sur sa personne, ainsi que sur son frère, spécialiste en nano-sciences, et sur un collègue expert en robotique, il rappelle à bon droit que si le débat sur les orientations de la science est légitime dans une société démocratique, l'usage de la violence terroriste ne l'est pas.

Un groupuscule "anarcho-primitiviste"

Les attaques ont en effet été revendiquées par un groupuscule inconnu, "Individuales tendiendo a lo salvaje" ou ITS ("Individus tendant vers la sauvagerie", sic). Outre son manifeste obscur manipulant la rhétorique anarchiste, l'usage même de la dynamite est un rappel explicite à la "propagande par le fait" naguère pratiquée. 
NB: Rappelons que si une partie du mouvement, dont Kropotkine lui-même, a pu appuyer ce genre de manifestations (dans un contexte tsariste...) dans les années 1880, les attentats furent très vite dénoncés par les anarchistes ("une structure fondée sur quelques siècles d'histoire ne peut être détruite par quelques kilos de dynamite", écrivait Kropotkine en 1887...). L'usage d'agents provocateurs - qu'on retrouve chez les "éco-terroristes" américains (G. Marx, 1992 et Mother Jones, 2008) - n'y était pas étranger.
L'autre référence citée par le groupe est plus pertinente: il s'agit d'Unabomber, Theodore Kaczynski, qui défraya la chronique aux Etats-Unis dans les années 1990 en envoyant des colis piégés à diverses institutions scientifiques. Ce dernier publia un manifeste où il explicite ses délires technophobes.

Selon l'Associated Press (AP, 9/8/11), le groupe terroriste ferait également allusion à la "grey goo" , ce scénario dystopique inventé par Eric Drexler en 1986, et qui agitait la menace de nano-robots s'auto-répliquant et, de fait, s'émancipant du contrôle de l'humanité. Si le principe de précaution, en matière de nano, conserve de sa légitimité, ce scénario catastrophe est devenu, quant à lui, l'apanage de la science-fiction. L'auteur de la dépêche, Mark Stevenson, devrait cependant citer ses sources: dans le manifeste du groupe, on n'y trouve aucune mention de ce genre... 

La "nacho connexion", ou le retour de la "mouvance anarcho-autonome" (sic)

Fait intéressant: la rumeur rapporte que ce groupuscule, qui dénonce l'avènement d'une dictature fondée sur les nano-technologies et la robotique, serait soi-disant lié à des réseaux italiens, allemands, chiliens et... français ! Ces "informations" se fonderaient sur des dires d'enquêteurs mexicains,  et en particulier du procureur de l'Etat de Mexico, Alfredo Castillo Cervantes (Excelsior, 9/8/11). 
NB: Dans le monde anglophone, elles ont été relayées par... Vincent Cannistrato. Cet ex-agent de la CIA, ancien directeur du Conseil de sécurité nationale de Reagan, a fait parler de lui lors de la controverse sur les "armes de destruction massives" en Irak. En effet, il accusa à mots à peine couverts son ancien collègue, Michael Ledeen (autre collaborateur de Reagan en poste en Italie pendant les années de plomb et proche de Karl Rove), d'avoir participé au scandale du Nigergate, lors duquel des agents secrets italiens avaient confectionné un faux visant à légitimer les mensonges de Bush... 
Alors, la "nacho connexion", info ou intox? Il est surprenant de voir à quel point Internet propage ce genre de rumeurs sans le moindre fait avéré. 

On se souvient du flop de Tarnac et de Julien Coupat... Et si l'origine de ces rumeurs n'était autre que le communiqué du groupe lui-même, qui proclame son "appui et direct et total aux prisonnier[ère]s anticivilisation du Mexique, aux éco-anarchistes suisses, aux proches en Argentine, Espagne, Italie, Chili et Russie"? Un soutien dont ces militants se passeraient bien... A l'instar du pamphlet L'insurrection qui vient, ce groupe, qui se réclame tant de Stirner, nie tout lien organisé, se réclamant de "l'immédiatisme insurrectionnel" (sic).

Science et démocratie

Ces attentats au colis piégé, pour sordides et imbéciles qu'ils soient, sont, globalement, insignifiants : avec les narcos et la corruption, le Mexique a d'autres chats à fouetter - en matière de terrorisme, les narcos et leurs amis paramilitaires sont autre chose (Guatemala's Kaibiles: A Notorious Commando Unit Wrapped Up in Central America's Drug War, Time, 14/07/11). 

La publication d'une tribune dans Nature montre cependant à quel point ils mettent le doigt sur un phénomène majeur de nos temps: la défiance envers certaines orientations de la recherche, et l'accusation selon laquelle certaines formes de "progrès", dont la biométrie, signaleraient l'avènement d'un nouveau mode de dictature. 

Le lecteur français reconnaîtra dans ce discours le groupe grenoblois, Pièces et Mains d'oeuvre (PMO). Contrairement au groupuscule mexicain, dont il semble partager une certaine critique radicale, ce groupe d'agitation est non-violent... et instruit : l'opuscule Pour l'abolition de la carte d'identité, par exemple, est éloquent. On espère que les autorités mexicaines n'ont pas fait l'amalgame entre ce groupe et les pseudo-banditos mexicains, dont le manifeste délirant prétend critiquer la mouvance "anarcho-primitiviste": dans leur délire, ils se prétendent rationnels, en mettent en garde contre le fait de traiter "la Nature sauvage comme un dieu", Unabomber "comme un messie", et Zerzan, Feral Faun, Jesús Sepúlveda et d'autres comme des "apôtres" (sic). Cette lecture devrait faire écarquiller les yeux de PMO...

On comprend enfin l'état de choc de la victime auteur de la tribune de Nature. Néanmoins, et bien que ce dernier rappelle en conclusion que le débat sur la nature du "progrès" est nécessaire, il semble regrettable - en tout cas, vu de France - que Herrera Corra insiste sur la répression et la sécurité davantage que sur le manque de ce débat. 

Il y a presque dix ans, citant une étude de l'Université de Toronto, The Guardian soulignait le manque d'analyse sociale, éthique, juridique et politique au sujet des nano-technologies, dont chacun s'accorde, opposant ou défenseur, à souligner le caractère révolutionnaire (Thinktank predicts nanotechnology backlash, 13/02/03).

La quasi-absence de débat, une décennie plus tard, ne saurait excuser l'imbécilité de groupuscules pseudo-anarchistes comme "ITS". Pour autant, les autorités, politiques ou scientifiques, ne sauraient se défendre contre la radicalisation de la critique en ne faisant que répondre au sentiment de "déficit démocratique". Ce n'est ni en se drapant derrière le drapeau des Lumières et de l'inexorable "progrès" scientifique, ni en stigmatisant le "néo-luddisme", ni encore en organisant des tables rondes sans conséquence, qu'on approfondit réellement la démocratie.


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