samedi 3 avril 2010

La HALDE, la diseuse de bonne aventure et les gens du voyage


La HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité) a considéré en février 2010 qu'un arrêté du maire de Saintes-Marie-de-la-mer du 21 février 2008, réitéré en 2009, interdisant la divination et la voyance, constituait une discrimination à l'égard des "gens du voyage".

Cette délibération de la HALDE offre l'occasion d'analyser la constitution d'une catégorie ethnique au sein de la République qui refuse de reconnaître des "communautés", paradoxe ancien cristallisé dans la catégorie juridique des "gens du voyage", euphémisme pour désigner les "gitans" et autres "Roms". Elle expose aussi un jeu complexe d'activités distinctes liées à l'identification, sociale, ethnique et juridique, et au contrôle de la circulation.

L'arrêté contesté interdisait dans le centre-ville
toute activité lucrative exercée même à titre occasionnel et consistant à dévoiler à une personne physique consultante des éléments regardant son passé, son présent, son avenir, son comportement… Est également interdite, dans les mêmes conditions et sur les mêmes lieux, toute activité lucrative exercée même à titre occasionnel et consistant par le recours à des travaux divinatoires, occultes ou ésotériques à influencer l’avenir ou le comportement d’une personne physique consultante ou d’un tiers.
Or, la HALDE a considéré, en s'appuyant notamment sur la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, et la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 transposant celle-ci en droit français, que l'interdiction de l'activité de divination constituait une discrimination à l'égard des "gens du voyage". En effet, l'art. 2 de la directive évoque le concept de "discrimination indirecte", c'est-à-dire lorsqu'un critère "apparemment neutre" est utilisé, intentionnellement ou non, à des fins de discrimination ethnique:

une discrimination indirecte se produit lorsqu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour des personnes d'une race ou d'une origine ethnique donnée par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires.
C'est précisément ce qui se passe ici, selon la HALDE:
l’activité des arts divinatoires étant exercée traditionnellement par les gens du voyage au sein de la commune de A, l’interdiction de cette activité est susceptible d'entraîner un désavantage particulier pour les membres de cette communauté.
L'art de la divination, qui, selon l'arrêté questionné, "dévoile" des éléments relatifs à l'identité de la personne (on devrait plutôt dire qu'elle prétend le faire), pouvant même influencer ses actes, est donc lié à l'identité "ethnique" d'une "communauté" déterminée, celle des "gens du voyage", catégorie qui ne désigne pourtant pas, à strictement parler, une "ethnie" - la République ne reconnaissant pas d'ethnies ni, a fortiori, de "races" -, mais une condition juridique. Par cette délibération, la HALDE ajoute une propriété à ce concept juridique, celle d'exercer "des arts divinatoires", en se fondant, pour ce faire, sur une "tradition": "traditionnellement" - mais que veut dire, ici, ce terme? - la "diseuse de bonne aventure" - figure si "traditionnelle" et ancrée dans notre folklore "national" qu'elle se dit nécessairement au féminin, cet "esprit superstitieux" que Gustave Le Bon comparait à la naïveté superstitieuse des "foules" - est une "gitane" ou une "tsigane", pour reprendre un terme du langage ordinaire.

Ainsi, le fait de sonder l'identité intime des personnes via un art occulte, trouvant ses racines dans une ère qu'Auguste Comte aurait qualifié de "métaphysique", constitue une pratique liée à notre "identité nationale" dont on nous rebat les oreilles, en ce sens qu'elle appartient à la "tradition" - et il n'est de tradition que relative à une "communauté" ou une "société" donnée. Mais, cette tradition divinatoire, qu'on peut, en ce sens, qualifier de "nationale" puisqu'elle est ancrée dans le paysage de la France - quand bien même elle aurait été exclue des Lieux de mémoire dirigés par Pierre Nora dans un geste constitutif de la "mémoire nationale" -, et aussi celle d'une "communauté" donnée, longtemps exclue, précisément, de la "communauté nationale", et souffrant, encore aujourd'hui, de discriminations multiples et manifestes, que la HALDE, via la voix de son président Louis Schweitzer, ex-PDG d'une entreprise jadis nationalisée, prétend à juste titre combattre en les rendant publique et donc, scandaleuses.

De même que les "nomades", discriminés au fil des siècles, visés par la loi de 1912 leur imposant un "carnet anthropométrique", remplacé aujourd'hui par le "livret de circulation", sont exclues de la "communauté nationale" sans, pour autant, appartenir à une autre "communauté" reconnue - puisque la République ne fait pas de distinction de "race" ou d'"ethnie" -, l'activité de divination est exclue du rang des métiers respectables, accusée non seulement de superstition nocive à l'esprit cartésien qui animerait "l'identité nationale", mais aussi de "trouble à l'ordre public". Jusqu'à la réforme de 1994, qui abrogea le délit de "vagabondage", "ceux qui font métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes", étaient passibles d'une contravention de 3ème classe.

Pour le maire de Saintes-Marie-de-la-mer, la divination est non seulement une forme d'"escroquerie" et de "charlatanisme", en dépit de sa légalisation depuis 1994, mais une "entrave à la liberté de circulation". Dressant un véritable tableau de l'horreur, il se justifie ainsi:
depuis le début des années 90, les atteintes aux libertés publiques et individuelles telles que celle d’aller et venir et la libre circulation sur la voie publique sont entravées par quelques personnes qui en se concentrant sur certaines rues et places bloquent la circulation publique et menacent les passants, usant de violences verbalement et exerçant des pressions psychologiques sur les gens. Le fait de se voir entouré par quinze à vingt personnes, menacé de se voir jeter un sort, menacé de maladies graves sur soi ou des proches, déstabilise fortement des personnes fragiles qui se voient ainsi délestées de plusieurs dizaines, centaines et même pour certains milliers d’euros, cartes bleues, ou bijoux, montres et autres objets présentant une valeur marchande.
Le maire avait auparavant considéré la divination comme "s'apparentant plus à du folklore qu'à une véritable profession", voulant par là décrédibiliser un métier qui n'en serait pas un, mais en l'honorant paradoxalement, par le terme de "folklore", de la qualité de tradition populaire, sinon "nationale". Ici, il passe de la divination à la "sorcellerie", forme de "pression psychologie" et de "violences verbales", d'une puissance si terrible qu'elle poussent les "personnes fragiles" à "se voir délester" de leurs biens; certes, elles le font "volontairement", mais "sous influence": inefficace du point de vue scientifique, la sorcellerie posséderait bien la puissance de priver de son libre-arbitre l'individu "fragile" qui, comme hypnotisé par ce qu'on lui dirait de son avenir et de son passé, bref, de son intime identité, deviendrait un simple "pantin" d'"escrocs" dénués de tout état d'âmes, puisque s'attaquant à une autre catégorie de la population, celle des "gens fragiles", personnes âgées, simples d'esprits et superstitieux...

En outre, ces "gens du voyage" qui pratiquent ce "folklore" menaçant provoqueraient des "atteintes aux libertés publiques et individuelles telles que celles d'aller et venir et la libre circulation sur la voie publique". Ainsi, les mêmes qui sont entravés dans leurs déplacements, contraints à détenir un "livret de circulation", forme de document d'identité inférieur, au risque d'être pénalisé (sur 25 infractions relevées par la mairie concernant les infractions à cet arrêté, 15 sont en fait constituées par la non-présentation de ce livret et "9 uniquement concernent une infraction à l'arrêté litigieux"), menacent, par un renversement étonnant, la liberté de circulation des honnêtes citoyens. Plus encore: l'arrêté ne concernant, selon le maire, que "8 à 30 personnes", cette ultra-minorité parvient à entraver l'activité paisible d'une bourgade qui, en été, passe à une population de plus de 10 000 habitants, et qui porte le nom, naguère proscrit en vertu de la politique d'uniformisation de la langue et d'éradication des "patois", de Lei Santei Marias de la Mar en occitan provençal.

Le maire souligne qu'il n'aurait émis qu'
un arrêté permettant de maîtriser les comportements les plus agressifs, inciviques et disproportionnés tout en restant tolérant sur la pratique de cette tradition locale qu’il n’a jamais été question d’interdire. La motivation de notre arrêté est clairement explicite ; prévenir les escroqueries, tentatives de manipulation et autres actes de charlatanisme tendant à abuser de la naïveté ou de la crédulité des personnes.
Par ailleurs, il reconnaît lui-même que cette activité licite au regard du droit français est "exercée
principalement par les gens du voyage
", catégorie qui mêle sédentaires et nomades sous une appellation trompeuse. La divination relève donc, sinon d'une tradition "nationale", du moins d'une "tradition locale", est, à ce titre, doit être "tolérée" sinon respectée, puisqu'elle relève - faut-il le rappeler - de la superstition moyen-âgeuse, qui, malgré le positivisme et l'Inquisition, n'a jamais été éradiquée, ressurgissant au contraire dans les mouvements New Age et conspirationnistes. Néanmoins, elle basculerait parfois dans des "actes de charlatanisme" dangereux, faites d'"escroqueries" et de "pressions psychologiques" et "verbales", pressions si fortes qu'elles conduisent mêmes à "entraver la liberté de circulation", s'inscrivant ainsi dans l'espace géo-politique de cette autrement paisible commune, capitale de la Camargue, "réserve naturelle nationale".

Les exclus de la citoyenneté que sont les gitans, volontiers stigmatisé comme "voleurs de poule" et accusés d'être rusés comme les renards, se rendent ainsi coupable d'actes d'"incivisme", via l'opération rhétorique classique et malheureusement trop commune de rejeter la responsabilité de l'exclusion sur l'exclu lui-même, topos de l'antisémitisme d'hier et d'aujourd'hui comme de toute forme de discrimination "raciale" ou "ethnique" à l'égard de ceux qu'une certaine frange de la population, prétendant représenter la France fille aînée de l'Eglise, qualifiait jadis d'"anti-France".

Mais la HALDE, enfin, s'appuyant sur le célèbre arrêt Benjamin de 1933, qui, à défaut de constituer un "lieu de mémoire", est toutefois l'un des "Grands arrêts de la jurisprudence administrative", et sur les règlements interdisant la discrimination, finit par considérer cet arrêté comme discriminatoire à l'égard des gitans, pudiquement et juridiquement nommés "gens du voyage",  et par ailleurs disproportionné en ne ciblant pas suffisamment les conditions d'espace et de temps d'application de cette interdiction d'une activité marchande déconsidérée par les esprits éclairés.

Peu désireuse de faciliter la répression contre une catégorie discriminée de la population, désignée sans être nommée, sujette à "discrimination ethnique" sans constituer une ethnie, la HALDE recommande au maire qu'à l'avenir, tout arrêté "soit proportionné aux nécessités de l’ordre public sans viser directement ou indirectement une population particulière". Ce qui ne facilite guère la tâche de ce pauvre homme, investi des pouvoirs de police municipaux, qui prétendait défendre les faibles d'esprit devant le caractère agressif émanant d'une population elle-même faible et stigmatisée, puisqu'il ne saurait, à l'avenir, interdire la divination sans attenter non seulement à une "tradition locale", appartenant de ce fait à notre "identité nationale", quoique pratiquée par une "communauté exclue", mais aussi aux règles d'égalité de la République, interdisant toute discrimination au nom de l'idéal de l'universalité des droits de l'homme.


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