mercredi 17 février 2010

Transexualité: la catégorie qui fait sauter les catégorisations

La France vient, nous dit-on, de supprimer par décret (n°2010-125) la "transsexualité" de la liste des "maladies mentales", ce qui a conduit à des titres quelque peu euphoriques de journaux peu habitués à traiter de ce thème, et qui se sont donc contenté, du Monde au Nouvel Obs, de reprendre la dépêche de l'AFP, qui annonçait victorieusement:
Le transsexualisme n'est plus considéré comme une maladie mentale en France, premier pays au monde à sortir le transsexualisme de la liste des affections psychiatriques, par un décret publié mercredi 10 février au Journal officiel
Ce décret supprimerait en effet, selon l'AFP, "les troubles précoces de l'identité de genre" d'un article du code de la Sécu relatif aux "affections psychiatriques de longue durée". La dépêche citait par ailleurs Joël Bedos, responsable français au Comité IDAHO (International Day Against Homophobia and transphobia), qui se félicitait de cette mesure, initiée en mai 2009, à la veille de la Gay Pride, par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot, qui s'était illustrée par sa défense du PACS - et œuvre aujourd'hui au démantèlement de l'hôpital public.

Faut-il donc se féliciter de ce que le droit cesse de stigmatiser, sous la catégorie vague de "folie" (médicalisée sous le terme de "trouble de l'identité de genre", expression juridique qui résonne si bien avec le Gender Trouble de Judith Butler), ce phénomène, que certain-e-s préfèrent appeler "transidentité"?

D'un côté, cela semble marquer un progrès certain, qui ferait suite à la décision de l'OMS, en 1981, d'ôter l'homosexualité des "maladies mentales", suivie par la France en 1992, ainsi qu'à la jurisprudence de la CEDH (Cour européenne des droits de l'homme), qui a supprimé la "marge nationale d'appréciation" laissée aux Etats pour ce qui concerne la pénalisation du délit d'homosexualité entre adultes, considérant que la société européenne convergeait vers une tolérance plus grande (Dudgeon c. RU, 1981; Norris c. Irlande, 1988; Modinos c. Malte, 1993).

D'un autre côté, Bachelot avait précisé en mai 2009 que cette déclassification n'induirait pas "une absence de recours à la médecine, de renonciation au diagnostic médical des troubles de l'identité de genre ou d'abandon du parcours de prise en charge". Or, le décret supprime l'exonération du ticket modérateur pour les soins au traitement. Bachelot affirme continueront à être remboursés, mais sous quelle forme?

Pour le STRASS (Syndicat du Travail sexuel), ce n'est que de l'intox: "Non, l’État français ne vient absolument pas de “dépsychiatriser” la transidentité ! Il vient de la dérembourser."

Que dit donc le décret? Le premier article raye purement et simplement les "troubles précoces de l'identité genre" de l'annexe à l'art. D322-1, qui concerne les affections bénéficiant d'une exonération du ticket modérateur. L'art. 2 dispose que:
L'Union nationale des caisses d'assurance maladie adresse aux ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale un bilan annuel de la prise en charge des patients atteints de troubles de l'identité de genre distinguant les cas dans lesquels ceux-ci ont bénéficié ou non d'une exonération de participation au titre du 4° de l'article L. 322-3 du code de la sécurité sociale. Ce bilan comprend notamment une étude des renouvellements du protocole mentionné à l'article L. 324-1 du même code.

En français: l'art. L322-3 dispose que certaines affections, citées dans l'annexe (D322-1), sont exonérées du ticket modérateur. L'art. 1 du décret vient de supprimer les "troubles précoces de l'identité de genre" de l'annexe, et donc de ce qui relève de l'art. L322-3, al. 3. Progrès ? Si on lit avec attention l'annexe, on peut voir que la catégorisation semble relever plus d'une question économique et sociale, que d'un enjeu médical:
"Il est essentiel, sur ce terrain, de ne pas étendre à l'excès le cadre des troubles mentaux justifiant l'exonération du ticket modérateur (...) Il s'agit de décrire le handicap créé par l'affection dans la vie quotidienne du patient puisque, en psychiatrie, la sévérité du diagnostic n'est pas toujours corrélée à la sévérité du handicap qui en découle.."
Le STRASS a donc raison: la transsexualité n'a pas été, comme le claironne l'AFP, supprimée de la liste des "maladies mentales", mais de l'article ouvrant droit au remboursement des frais de santé. L'annexe en question va d'ailleurs bien au-delà des "maladies mentales", et contient la catégorie large de "démence": elle est concernée par la "sévérité du handicap", c'est-à-dire par les conséquences sociales et économiques, et non par des questions de diagnostic médicaux, qui relèvent, jusqu'à présent, de la médecine et non du droit.

L'art. 2 du décret rétablit toutefois une possibilité de remboursement, non plus sous l'al. 3 mais sous l'al. 4 du L322-3, lequel dispose que le remboursement peut avoir lieu:
4° Lorsque les deux conditions suivantes sont cumulativement remplies :
a) Le bénéficiaire est reconnu atteint par le service du contrôle médical soit d'une affection grave caractérisée ne figurant pas sur la liste mentionnée ci-dessus, soit de plusieurs affections entraînant un état pathologique invalidant ;
b) Cette ou ces affections nécessitent un traitement prolongé et une thérapeutique particulièrement coûteuse ;

Traduit par France-3 Alsace, l'un des rares à avoir repris une dépêche de l'AFP citant le communiqué du STRASS, cela veut dire que le remboursement des frais pourrait être achevé en classant la transsexualité comme ALD "hors liste" ou comme "maladie orpheline". "Toutefois, aucune nouvelle assurance n'a été donnée aux transsexuels dans le décret publié mercredi au Journal officiel." Et c'est bien là que le bât blesse!

L'art. 2 du décret mentionne en effet explicitement que certains seront remboursés, d'autres non ("distinguant les cas dans lesquels ceux-ci ont bénéficié ou non d'une exonération de participation"). Et il soumet notamment ces remboursement au protocole de l'art. L324-1 ("Qualité et coordination des soins des patients atteints d'une affection de longue durée"). Lequel soumet le remboursement à certaines obligations du patient:
la continuation du service des prestations est subordonnée à l'obligation pour le bénéficiaire :

1°) de se soumettre aux traitements et mesures de toute nature prescrits d'un commun accord par le médecin traitant et le médecin conseil de la sécurité sociale, et, en cas de désaccord entre ces deux médecins, par un expert ;

2°) de se soumettre aux visites médicales et contrôles spéciaux organisés par la caisse ;

3°) de s'abstenir de toute activité non autorisée ;

4°) d'accomplir les exercices ou travaux prescrits en vue de favoriser sa rééducation ou son reclassement professionnel.

En cas d'inobservation des obligations ci-dessus indiquées, la caisse peut suspendre, réduire ou supprimer le service des prestations.
En d'autres termes, loin d'avoir simplement "rayé la transsexualité des maladies mentales", geste juridique qui d'ailleurs n'aurait que peu de sens à moins de considérer que les juristes soient plus compétents en médecine que les médecins, ce décret a supprimé le remboursement automatique des soins et prépare la voie à la distinction entre patients remboursés ou non, le respect des obligations médicales, et donc la soumission aux directives médicales, étant la condition sine qua non du remboursement.

Ce décret aurait sans doute constitué une avancée, s'il avait inclut des dispositions favorables concernant le remboursement des soins; ici, il se contente d'un geste symbolique, médiatisé comme tel (et les médias préfèrent ne citer que les déclarations favorables du comité IDAHO, non les critiques, et ignorent tout simplement le STRASS), qui poursuit au niveau économique la politique générale de la santé et de la fonction publique. Aux Etats-Unis, la transexualité est peut-être considérée comme affection psychiatrique, mais les opérations peuvent être remboursées.

Et au niveau symbolique, l'avancée aurait sans doute été plus prégnante sur le terrain de l'état civil. TFI-LCI approfondit en effet le sujet (!!!), en rappelant non seulement que l'OMS continue à considérer le transsexualisme comme une "maladie mentale", mais que cette innovation juridique, qui concernerait 50 000 personnes en France, reste limitée, devant être poursuivie par la réforme de l'état civil. "Actuellement, il faut se faire opérer pour obtenir des papiers d'identité d'un autre sexe", déclarait ainsi à la chaîne une représentante du comité Idaho, TF1 précisant que "la moitié des trans ne souhaitent pas changer physiquement de sexe."

Quant au STRASS, dans ce communiqué qu'il faut lire, il déclare entre autres revendiquer:
- L’abolition du premier chiffre du numéro de Sécurité Sociale, qui stigmatise les trans’ et les exclut de fait du marché de l’Emploi.
- L’abolition de toute mention de sexe et de genre sur tous les papiers d’identité de la personne, pour la même raison.
- Le changement d’état civil (y compris l’acte de naissance de la personne) sur simple demande pour toutes et tous.
Revendication utopique? Pas pour l'Inde... Si la CEDH a récemment jugé l'imposition de la case "religion" sur les cartes d'identité comme non-neutre et discriminatoire, la case "sexe et genre" semble promise à un bel avenir, malgré - ou à cause de - son archaïsme et de son inadéquation évidente aux dispositifs modernes d'identification.
 

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 Lire aussi:
La "dépsychiatrisation"... et ensuite?, communiqué du 15 février 2010 de l'Inter-LGBT.
Julien Marrocchella, Transsexualisme: la France ouvre-t-elle la voie d'un divorce pour faute?, Blog Dalloz, 18/03/10.
Catherine Simon, Le choix de Valérie, Le Monde, 27/03/10 (très bel article)

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